Final Fantasy VI | |||||
Parfois, certaines turbulences de nos esprits tortueux nous amènent à reconsidérer le genre RPG. A mon sens, j'y vois une mise en relation saugrenue entre le livret d'un opéra de Wagner et un problème de mathématique. Les dosages et les points de vues ont beau varier, on retrouve toujours ce même imbroglio d'évasion et d'interactivité. Mais quels sont les paramètres axiomatiques qui font ce domaine tel qu'il est et par quelle alchimie obscure un titre est-il réussi ou ne l'est t-il pas ? Peut-on rêver un jeu qui transcenderait chacun des aspects propres au genre pour les pousser à leur paroxysme ? Une « œuvre d'art totale » qui sourirait au spectateur sous toutes ses facettes, en proposant un esthétisme visuel et sonore ébouriffant, une trame bouleversante et bourrée de références. Qui prendrait le joueur par la main, bien décidée à l'enrichir, à lui faire voir, entendre, et vivre de nouvelles choses. Quelle pourrait être cette production baroque et théâtrale, capable de nous faire voir plus loin que les limites de son propre propos ? Un univers aux saveurs « sépia » dont l'enjeu serait le maintien d'un équilibre naturel instable, et les principaux personnages des facettes d'une psyché collective apeurée. Un monde face à sa propre auto-destruction, livré tel quel comme métaphore de l'histoire de l'humanité. L'art sans digressions, manifeste ultime de la liberté de rêver ? Voilà ce que j'ai trouvé en Final Fantasy VI. Prologue : Genèse du mythe
Depuis ses débuts, sur la Famicom en 1987, la saga Final Fantasy n'a semble t-il fait que proposer des interprétations différentes d'un même mythe. La thématique des cristaux ou la métaphore du passage de l'adolescence à l'âge adulte en font partie. Ce n'est qu'avec le quatrième épisode qu'on observe un changement de cap, avec notamment l'exploitation du thème de l'oppression politique (issu de Final Fantasy II) ou encore un traitement plus théâtral du scénario et des dialogues. En effet, là ou les troisième et cinquième épisodes n'étaient que d'ingénieux remakes de la première version, Final Fantasy IV va plus loin et propose une intrigue complexe et prenante. Les personnages ne sont plus simplement construits comme des prétextes à l'intégration du joueur au sein de l'univers, ils sont désormais porteurs d'une morale et appuient dans un sens ou dans un autre le « message » délivré par le jeu. Acte I : Une aventure humaine
Mille ans se sont écoulés depuis l'ancienne guerre de la magie. Le temps où les hommes et les Espers se livraient à une guerre sans merci est révolu. Le monde est désormais scindé en deux plans, l'un abrite les hommes mortels, l'autre est le refuge des Espers, maitres de la magie. Celle-ci fut oubliée par les hommes, qui évoluèrent en suivant leur propre chemin. Ils s'établirent en petits royaumes hétéroclites, découvrant peu à peu l'acier, puis la poudre. Un des ces royaumes finit par s'imposer entre tous, l'Empire, dirigé de main de maitre par l'Empereur Gestahl. La rumeur s'amplifiait, comme quoi dans les laboratoires de la lointaine Vektor, capitale impériale, l'Empereur s'adonnait à de sombres expérimentations. Sa volonté de pouvoir l'aurait amené à faire ressurgir d'un passé oublié des savoirs menaçants. Gestahl cherchait la magie. Et à force de recherches hasardeuses, il finit par mettre la main dessus.
En outre, nous est aussi contée la destinée de Terra Branford. Elle est une jeune humaine capable de maitriser la magie. Cependant, elle ignore elle même le pourquoi de cette seconde nature. L'histoire nous révèlera son lien avec les Espers. Quand le jeu commence, l'empire a mis la main sur Terra, intrigué par ses pouvoirs et désireux d'en connaître l'ampleur. Grâce à l'aide de Locke Cole, Terra parviendra à se libérer de sa servitude, et rejoindra la résistance, front d'opposition au désir de toute puissance de l'Empereur. Ensemble, les résistants se lanceront dans une guerre qui semble perdue d'avance. Mais qu'importe, la plupart des personnages de Final Fantasy VI ont déjà tout perdu. Passé un certain stade, l'univers du jeu connait un bouleversement capital. La donne en est changée et le joueur a dès lors l'opportunité d'approfondir ses connaissances sur chacun des personnages. C'est d'ailleurs sous cette forme que se présentent les quêtes annexes du titre. Comme des portes ouvertes vers l'histoire de chacun des intervenants du scénario. Jamais un tel procédé ne sera réellement repris dans un RPG, et c'est bien regrettable tant le désir d'en savoir plus sur un peu tout le monde nous pousse à nous investir dans ces aventures secondaires. Nul besoin de préciser à quel point on s'attache aux personnages et à leurs destins. De plus, la notion de « rythme » est ici parfaitement maitrisée. Les événements interviennent au bon moment, et le jeu est assez dense et bien construit pour accompagner le joueur dans ses découvertes ludiques et scénaristiques. Pour résumer, on ne s'ennuie pas. Le titre n'est pas non plus avare en parti-pris, et préfigure ce que sera la prochaine génération de RPGs ; des jeux tels que Xenogears ou Final Fantasy VII qui n'hésitent pas à montrer du doigt voir à dénoncer certaines failles et certains tabous de nos sociétés contemporaines. Un scénario d'une grande qualité donc, qui restera longtemps jugé comme étant l'un des meilleurs du genre. Acte II : Quelle place pour le « jeu » ? Mais si le sixième épisode de la saga de Squaresoft est surtout connu pour la qualité de son récit, il n'en oublie pas pour autant ses impératifs ludiques ! De ce coté là par contre, bien que l'on remarque une grande maitrise, le titre se montre peut-être un peu plus impersonnel. La faute à un système de jeu issu des précédents chapitres de la série, et donc déjà connu de tous. On retrouve ainsi les habituels combats au tour par tour, dans une version quelque peu remaniée depuis Final Fantasy V. Plus question ici de « jobs » à proprement parler, mais plutôt d'une spécialisation tacite de chacun des personnages. Locke, par exemple, est le seul à pouvoir utiliser la commande « voler », et ce n'est qu'avec l'aide de Sabin que vous pourrez faire usage des « blitz », techniques propres aux moines. Ce système est très ingénieux en ce sens qu'il oblige le joueur à utiliser chacun des personnages pour leurs capacités, fonction des différentes situations abordées. On le retrouvera par la suite dans le neuvième épisode de la série. Le jeu propose aussi une intégration intelligente des Espers au gameplay. Comme ce sera par la suite le cas dans Final Fantasy VIII, il nous est permis (voir ardemment conseillé !) d'associer une entité à chacun de nos personnages. Ces partenariats permettent d'apprendre différents sorts de magie fonction de l'Esper ; libre à nous donc d'orienter l'évolution des héros selon nos besoins. On reste en terrain connu avec l’habituelle division de l'environnement de jeu en deux parties : d'une part les villes et autres donjons qui composent l'intrigue principale, d'autre part la vaste carte du monde qui nous permet de rejoindre toutes ces destinations. La durée de vie du jeu vous tiendra quant à elle devant l'écran une bonne quarantaine d'heures pour les plus véloces, et jusqu'à soixante pour les plus méticuleux ! Dans sa structure, le titre est linéaire sans l'être. Au delà de la multiplicité des points de vue qui permet déjà un nombre conséquent de relectures, Final Fantasy VI nous offre à plusieurs reprises la possibilité d'influer à court terme sur le déroulement du jeu. A titre d'exemple, impossible de ne pas citer un passage au cours duquel l'équipe sera contrainte de se séparer en trois groupes de personnages. Vous aurez à ce moment l'opportunité de choisir quelle intrigue aborder de prime abord, avec en tête l'idée qu'il faudra bien sûr effectuer les trois pour continuer. Ce qui change, et c'est là tout l'intérêt de ce tour de passe-passe, c'est que chaque petit scénario nous donne des informations différentes sur l'histoire ; notre ressenti varie donc selon que l'on ait entamé la chose d'un coté ou d'un autre. Toutes ces subtilités donnent au gameplay de Final Fantasy VI un aspect robuste, construit pour porter tout le bagage émotionnel du jeu. Mais si la recette fonctionne parfaitement dans l'ensemble, on peut quand même noter quelques petites lourdeurs, notamment pour les joueurs peu habitués aux productions « old-school ». Le rythme d'apparition des ennemis est assez élevé, et la difficulté de certains combats impose un regard constant sur le niveau des personnages. Un principe un peu cru pour les nouveaux joueurs, mais qui fera surement le bonheur des « vieux routards du RPG », tant il est caractéristique d'une époque désormais révolue. D'un point de vue technique, les graphismes du jeu ne valent pas ceux des dernières productions de l'ère Super Famicom. Seiken Densetsu 3 ou Chrono Trigger pour ne citer qu'eux, le surpassent aisément. Le titre repose sur une 2d classique, mais finement travaillée, qui reprend le modèle des précédents épisodes de la saga sortis sur la machine. Peut-être sera t-il un peu difficile pour les plus jeunes de se plonger dans l'aventure à cause de ce détail, mais sachez bien que le jeu en vaut la chandelle ! Conscient de son âge, on réalisera que Final Fantasy VI s'en sort extrêmement bien, les graphismes n'étant qu'une interface de transition entre le joueur et l'esthétique globale du jeu, qui fricote quand à elle avec la perfection... Acte III : Esthétisme
Il fait nuit. Deux soldats de l'Empire en armure Magitek font route vers la ville de Narshe au coté de Terra, leur captive. L'introduction de Final Fantasy VI commence et retentissent les premières notes du thème principal du jeu. Le joueur lambda et le passionné ont ici la même réaction d'émerveillement tant la scène est saisissante. Et ce n'est qu'un début ! Car d'un point de vue artistique, le travail accompli est tout bonnement ébouriffant. Les personnages d'abord, sont tous pourvus d'un charisme propre qui participe fortement à l'attachement qu'on leur porte au cours du jeu. Yoshitaka Amano est au sommet de son art, et qui a joué à Final Fantasy VI n'est pas prêt d'oublier la beauté innocente de Terra, ou le folâtre mais pervers Kefka. On gagne d'ailleurs beaucoup à jeter un petit coup d'œil, en marge du jeu, aux « artworks » réalisés pendant sa création. Domaine subjectif s'il en est, la musique de jeu vidéo a trouvé un de ses plus talentueux créateur ; le 2 avril 1994, en la personne de Nobuo Uematsu, lors de la sortie du sixième épisode de la saga Final Fantasy. Alors oui il est de belles OSTs qui ont su émouvoir les joueurs bien après celle-ci. Oui, d'autres que Uematsu ont prouvé leur talent avec des travaux fabuleux qui forcent le respect. Mais en portant une oreille sur cet ouvrage là, on ne peut qu'être admiratif devant une telle majesté. L'OST de Final Fantasy VI déborde elle aussi d'influences occidentales, et se permet de brasser avec goût toute l'histoire de la musique classique européenne, depuis le romantisme jusqu'à la musique contemporaine. On retiendra ainsi les folles envolées Wagnériennes de Maria and Draco (thème de l'opéra), réussite absolue à travers laquelle Uematsu se livre parait-il à un de ses fantasmes de toujours : composer un véritable « opéra miniature » pour illustrer une scène du jeu. Outre le thème principal, et le thème de Terra, impossible de ne pas faire mention du génialissime Kefka. Comptine macabre évocatrice du « bad guy » du jeu, et accessoirement véritable plongée dans un univers de cabaret malsain qui n'est pas sans rappeler Kurt Weil et d'autres compositeurs jugés « dégénérés » par les nazis pendant la seconde guerre mondiale. Le dodécaphonisme et l'atonalité ne sont d'ailleurs pas absents de l'univers musical de Final Fantasy VI . Catastrophe et le Ending Theme rappellent à ce titre, toutes proportions gardées, Janácek ou Szymanowski. Un sans faute de ce coté là, pour une bande son intemporelle qui surprend à chaque écoute ; et surtout parvient à aller dans le sens du jeu, en lui rendant au passage un sacré service. Acte IV : Symboles et références Quand on joue à Final Fantasy VI et qu'on découvre pour la première fois son scénario dantesque, on porte un peu sur lui un regard d'enfant. Obnubilé par les personnages et captivé par les scènes poignantes qui s'enchainent à l'écran, on ne voit que ce qui est clairement montré. Cependant à la deuxième lecture, le joueur découvrira un potentiel insoupçonné, fait d'idées sous-jacentes et de partis pris murmurés entre les lignes. Le jeu se présente de fait comme une mise en garde contre la guerre, et la capacité de l'homme à s'autodétruire et à détruire ses semblables. Au départ, Kefka n'est pas fou, mais il va devenir altéré par sa propre volonté de puissance. Son désir de domination l'a poussé à commettre des actes impardonnables, dont on doute qu'il ait réellement conscience. Passé un certain stade on ne sait plus vraiment qui est maitre de qui et de quoi. Il est d'ailleurs amusant de constater comment, en quelques heures de jeu, le personnage de Gestahl va passer du statut d'ennemi incontesté à celui de personnage annexe. L'Empereur avait un désir « raisonné » de main mise sur le monde ; Kefka va plus loin, mais y perd la raison au passage. D'une certaine manière, Terra récupère ses souvenirs au même rythme que Kefka sombre dans la folie. Elle découvre son histoire et apprend à dépasser toutes les difficultés auxquelles elle est confrontée, alors même que Kefka commet ses atrocités. Les scènes finales sont en quelque sorte l'aboutissement de ce parcours en parallèles. La boucle est bouclée, d'une certaine manière.
Mais Final Fantasy VI peut aussi être considérée comme une ingénieuse métaphore. Un empereur mégalomane à l'ambition politique déréglée, qui vise la toute puissance de la machine et la maitrise de la magie (comprendre la science) pour dominer le monde. Il se livre à des expériences douteuses sur l'être humain dans le but d'enrichir les uns aux dépends des autres. Ceci passe par le génocide d'un peuple, les Espers, dont on mesure aisément l'absurdité. Les trahisons sont parfois complexes et on ne comprend la plupart du temps les agissements des personnages qu'en se mettant à leur place. Ils sont sous la menace. Certains, comme le général Leo, finissent même par prendre conscience de la mascarade, dissimulée par la folie ambiante, et font volte face, à leurs risques et périls. Tout cela n'est bien sûr pas sans rappeler la seconde guerre mondiale et ses horreurs.
Note attribuée : 19/20
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